Édito de la newsletter de novembre 2018.

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T’es dans quel silo ? Dans notre société, il semblerait que presque tout fonctionne en “silos”. C’est un nouveau terme métaphorique pour désigner les environnements sociaux et professionnels très cloisonnés. Hyper-individualistes. Où le chacun pour soi règne.
Concentrons-nous ici sur l’aspect professionnel des silos. On doit entrer dans des cases. Accepter d’être catégorisé. Pierre Rabhi blague en disant que nous travaillons dans une boîte, sortons en boîte le samedi soir, et finissons notre vie dans une boîte. Une des premières questions pour faire connaissance entre inconnus est « tu fais quoi dans la vie ? », et si on a l’idée de répondre « le moins possible », ou simplement « plein de trucs différents », on passe vite pour un-e original-e, hors cadre, peu « inclus-e », hors normes. Et oui, notre chemin de vie nous guide dès nos débuts vers l’apprentissage d’un métier spécifique, d’un savoir faire, plus que d’un savoir être. Ce qui donne des gens très compétent dans leur segment (leur silo), mais pas toujours très l’aise avec la réalité de l’autre. Quant au savoir-être, il se développe par la diversit des expériences socio-professionnelles, en se reliant aux autres, en pratiquant des arts socialisant comme le théâtre d’improvisation ou le clown, par les voyages en groupe, la participation à des comités d’associations, l’entraide interculturelle et intergénérationnelle… Mais la société est si compétitive et nos journées sont si chargées que nous sommes vite découragés par ces engagements « en plus » de notre vie professionnelle spécialisée, et devons souvent nous concentrer sur nos savoir-faire répétitifs, industriels, à l’image des Temps Modernes déjà dénoncés par Chaplin il a près d’un siècle. Et oui, en associant simplistement la réussite de sa vie au confort matériel plutôt qu’au développement social et spirituel, la tendance consumériste nous amène “par la force des choses” à se spécialiser dans un secteur pointu, pour devenir expert ou exécutant.

 

Pratiquement, si on nous demande de nous engager dans un sujet connexe à notre secteur d’activités, le premier réflexe est de refuser de rentrer en matière, sous motif que ce n’est pas notre domaine, qu’on ne veut pas bâcler le travail, qu’on n’a pas le temps, qu’il y a trop de risques… Et pourtant, privilégier ainsi la qualité spécialisée au détriment de la diversité des compétences a ses limites, surtout dans notre société interconnectée, qui a besoin de liant pour les relations interpersonnelles si elle souhaite rester humanisée.

Par exemple, très concrètement, un musicien n’est que peu encouragé par la société à être aussi pédagogue, comédien-danseur et organisateur d’événements ; or il aurait tout intérêt à se diversifier dans ces trois directions, qui demandent de savoir non seulement interpréter et créer des musiques, mais aussi de créer la confiance avec du public, prévoir les spectacles de A à Z, négocier les cachets pour mieux s’autoproduire… et ainsi partager son art tout en durant socio-économiquement. Sans cette diversité de compétences, un musicien œuvrant en silo sera donc soit l’exception qui réussi parmi de nombreux qui échouent, soit chômeur intermittent, soit artiste du dimanche avec un travail alimentaire « à côté », soit le plus souvent un mélange de ces divers scénarios, avec fréquemment une réorientation par à-coup vers l’enseignement ou le service à la personne (vendeur, aide-soignant…), après quelques années peu fructueuses pour mieux assumer des responsabilités économiques familiales.

Les silos s’appliquent tout autant aux métiers techniques. Un ingénieur civil, dont le coeur de métier est de garantir la solidité et la durabilité des ouvrages (en béton, métal, pierres, bois…) dont il supervise la construction, aura du mal à envisager le coefficient poétique d’un habitat quand il fait ses calculs pour définir où et comment placer les colonnes du sous-sol d’un bâtiment qu’il construit ; or s’il pensait à la forme des colonnes et à des ajouts de puits de lumières, il rendrait la structure de ces sous-sols plus harmonieuse et créative, facilitant ainsi par nature l’usage des sous-sols comme salles polyvalentes inspirantes par les habitants, pour un public venu non pas seulement y parquer ses véhicules, mais aussi s’y réunissant dans les mois froids pour socialiser, célébrer, jouer…

Idem pour les thérapeutes, qui disent souvent « je donne des soins, mais je ne sais pas me promouvoir, communiquer, mettre en valeur mes talents ».

De même pour les professions manuelles, agricoles, de la vente de détail, de l’immobilier…
Vous l’avez compris, ces exemples sont des expériences vécues, dans nos actions du Living Lab de la transition écologique, dans notre dynamique de co-accoucheur d’une cohabitation mondialisée réconciliée avec ses essentiels : jardiner, manger, habiter, rêver, dormir, s’entraider…
Silos académiques. Cette réalité des silos est particulièrement impactante pour l’avenir des étudiants des filières universitaires dites d’humanités. Ils sont si nombreux, les étudiants qui terminent leurs études de sciences politiques, sociologie, histoire de l’art, géographie sociale… et ne trouvent pas de débouchés dans leur domaine d’expertise, mis à part l’enseignement, et enchaînent les petits boulots jusqu’à se réorienter dans des métiers plus pratiques (mais tout aussi spécialisés).

 

Le système européen de concordance des diplômes universitaires (dit « Bologne », ou European Credit Transfert System – ECTS) incluait pourtant, dans ses fondements, le principe de Compétences Transversales et Complémentaires (CTC). Les CTC, version savante et acronymisée du savoir-être, prennent une importance grandissante pour se sentir acteur de son destin (source : étude SEFRI 2013). Parmi ces compétences de savoir-être, citons quelques-unes principales : bien savoir communiquer, coopérer, être orienté client, flexibilité, autonomie, résolution de problèmes complexes, usages avancés des outils numériques et collaboration en ligne, langues. On parle aussi de compétences sociales, personnelles, méthodologiques. C’est un message d’espoir, car oui, inclure les CTC dans l’enseignement est une approche qui porte magnifiquement les germes de la déghettoïsation professionnelle.

En synthèse, à l’Uni, les CTC devraient fonctionner ainsi : pour obtenir un bachelor et/ou un master dans n’importe quelle filière, les responsables des filières devraient vérifier, avant d’attribuer le diplôme, que l’étudiant a acquis au moins 10% de CTC : les étudiants en médecine seraient ainsi encouragés à maîtriser la psychologie pratique pour créer du lien une fois insérés dans le monde du travail. Les étudiants en sociologie apprendraient la permaculture (c’est en option, c’est juste insuffisamment promu) pour mieux gérer les dynamiques de groupes de bio-jardiniers en herbe. Les étudiants en sciences politiques iraient sur le terrain dans les quartiers de banlieues pour participer à des projets sociaux visant à encourager la participation citoyenne. Mais ces ponts entre silos sont encore trop rarement établi, notamment vu que le corps enseignant est lui-même programmé par des décennies de la monoculture en silo, de focus sur la spécialisation professionnelle. Qui à l’Uni est fier de se dire généraliste ? De fait, les obligations d’inclure les CTC et ainsi décloisonner les silos pour l’obtention de diplômes sont souvent contournées par divers subterfuges. Lesquels ? Par exemple, la direction de la filière “histoire du cinéma” va considérer un “cours sur la Renaissance” comme une option comptant comme CTC pour avoir ses crédits ECTS en vue du diplôme ; ou alors un enseignant va transformer un travail de groupe dans son domaine spécifique (politiques publiques du 19e siècle) comme une « expérience de CTC » au vu des compétences de gestion de dynamique de groupe que les étudiants développeront en devant coopérer pour produire leur rapport d’étude collectivement.

Ces applications des CTC, bien appauvries par rapports aux intentions initiales de transdisciplinarité du processus de Bologne) qui unifiait les diplômes universitaires en Europe), restent donc anecdotiques par rapport à la vraie valeur ajoutée que pourraient apporter des formations universitaires incluant les bonnes pratiques collaboratives, alimentaires, numériques, agriculturelles, événementielles, d’économie d’entreprise, comme des bases de savoir-être (prérequis, socle commun) et non pas comme option éventuelle, sachant que sans connaître ces bases, nous nous programmons à se mettre nous-même dans des silos… jusqu’à burn out, rupture dans sa vie, quête de sens, et modestes ouvertures en temps de crises.

 

Silos publics. L’administration publique et les institutions parapubliques ne sont pas en reste dans cette approche en silo. Les employés des départements, offices, services et autres secteurs tentent de coopérer au cas par cas, mais cela reste bien peu habituel. La culture dominante est trop souvent celle de la chasse gardée. On dit que la main droite ne sait pas ce que fait la main gauche.
Par exemple, la transition écologique est gérée par le service de l’environnement, unité développement durable, dédiée à la dimension technique plus que socio-culturelle de l’écologie, et des porteurs de projet d’art écologique ou de manifestation éco-sportive auront de la peine à trouver un interlocuteur dans l’administration publique pour une aide matérielle, par manque de service public désigné pour les soutenir et de moyens pour les démarches transdisciplinaires.

Notre présidente du conseil d’Etat vaudois, pendant notre débat pour le lancement du Living Lab Ecopol le 1er septembre 2018, mettait ainsi en évidence son objectif de mise en cohérence et de cohésion du gouvernement entre les divers domaines services. Et elle semble y parvenir petit à petit… pour autant qu’on soit particulièrement patient. Oui, la pratique de décloisennement s’envisage, commence par des médiations interne à l’administration pour mieux réviser les sphères de décisions et d’influence, mais reste balbutiante. Nos élus des exécutifs paraissent simplement peu outillés pour faire évoluer les modes de fonctionnements, souvent basés sur des lois, règlement applicatifs, eux-même très sectorisés… La Confédération prête par exemple des fonds aux coopératives d’habitation pour du logement, mais ne reconnaît pas la dimension co-working (bureaux, ateliers, dans les immeubles), car c’est hors de la mission de l’organe d’évaluation des soutiens, l’Office Fédéral du Logement. Le SEFRI au niveau Fédéral et le Service de l’Emploi de notre canton de Vaud soutiennent la formation et l’innovation économique, mais en aucun cas la formation à la transition écologique et aux réductions de dépenses superflues, ces dernières étant reléguée respectivement à l’Office et au service de l’environnement, tous deux concentrés sur les économies d’Énergie par le remplacement des équipement de chauffages et de manière de brûler le pétrole, alors qu’on sait bien qu’en changeant de voiture ou de chauffage pour des moins gourmands, on consomme encore plus d’énergie grise (pour fabriquer et réunir les nouvelles pièces de ces machines plus économes), contribuant à plus de pollution et aux nombreux cimetières de déchets en tous genre dans les pays des banlieues du monde, comme le dit si bien notre ami Lucien Willemin, avec son crédo “la décroissance pour tout de suite”. Aucun organe ne contribue à remettre en cause le modèle socio-économique hyper-productiviste qui consomme tant d’énergie grise.

 

Pourtant, cohabiter et coopérer pour réduire nos impacts environnementaux sur le chemin de la simplicité volontaire (l’esprit de la Smala), cela réduit les gaspillages en transports, densifie les liens dans les quartiers, favorise les micro-entreprises qui sont le terreaux de notre économie de proximité. Tout un programme, hors des silos dans lesquels nagent nos interlocuteurs institutionnels. C’est un exemple parmi tant d’autres, qui nous concerne de près.
Toujours sur le plan de la transition socio-écologique, il n’existe aucune politique de fonds pour soutenir l’innovation sociale au niveau du service de l’Économie à ce jour, à la différence d’autres social-démocratie comme la Hollande, championne de la recherche appliquée en innovation sociale. Idem pour l’insertion professionnelle, ou même du controversé, mais au moins existant, ministère de la transition écologique et solidaire en France. Au niveau de l’appui à l’économie, une entreprise sociale qui ne forme que des demandeurs d’emploi, sans les mélanger avec des micro-entrepreneurs, retraités et stagiaires, est éligible à des aides du service de l’Emploi (lui-même supervisé par le département de l’Economie).

Mais lorsqu’une démarche mixte est proposée, formant à la fois des jeunes universitaires, demandeurs d’emploi, seniors, visiteurs étrangers et créateurs de micro-entreprises, les employés du service publique adoptent vite des termes tels que nébuleuse de l’économie solidaire ou projet hors catégorie, et la prestation proposée devient inéligible pour des soutiens publics. Pour les experts, les ponts entre domaines sont des risques de ne pas maîtriser la dynamique proposée. Ils ont partiellement raison, car en mélangeant événements culturels, insertion sociale et professionnelle, aide à la création d’entreprises, formation à la transition écologique, gestion expérimentale d’un co-habitat intergénérationnel et d’autres démarches de liens socio-économiques, il y a des risques d’usages incorrects des fonds publics, des failles, notamment fautes d’expert en transdisciplinarité et en entrepreneuriat social capable d’évaluer la démarche dans sa globalité, d’en voir les potentiels multiplicateurs et d’en saluer les résultats à leur juste valeur
Mais plutôt que de jeter le bébé avec l’eau du bain, il leur serait possible de soutenir un vrai pôle d’appui aux initiatives transdisciplinaires et d’innovation sociale. Comme le dit Roland Besse, co-créateur de l’espace des inventions de la Vallée de la Jeunesse dans notre dernier film sur la transition écologique : ça urge !
Si cloisonner est la règle, alors la règle devrait évoluer, pour que l’humanité se réconcilie avec elle même, et réduise les gaspillages de toutes sortes (techniques, économiques, sociaux, culturels). Nous pensons que non seulement la société est orientée vers des silos socio-professionnels, mais de plus lorsqu’on change de projet de vie, on est considéré comme “atypique”, ce qui est rarement un plus pour la culture populaire. Une personne au parcours atypique aura plus rarement des opportunités d’emploi, son profil fait “peur” aux employeurs.

 

Ces “rejets” de la différence poussent bien souvent la majorités à rester dans les rails, dans les silos, à stigmatiser les approches transdisciplinaires comme des démarches impropres et déviantes. Et si, au lieu de cela, nous acceptions de prendre, plus ou moins consciemment, le chemin de la simplicité volontaire : moins de biens, plus de liens ? Et oui, les croyances encore bien dominantes sont que “qui trop embrasse mal étreint”, ou “vivons heureux, vivons cachés”. Pourtant, embrasser c’est beau, c’est humain. Et briller aussi.
Il semblerait que, au même titre que les états reportent le risque du nucléaire civil sur les citoyens car ils ne peuvent pas leur offrir une assurance en cas d’accident, nous reportions collectivement le risque d’embrasser nos semblables et de briller dans nos divers rôles en société, préférant nous focaliser sur nos spécialités pour ne pas perdre nos privilèges individuels.
Alors, comment s’engager pour un monde meilleur dans ce contexte ? C’est trop souvent vrai : nous sommes encouragés à choisir un camp, à montrer un profil poli et monolithique. Patronat ou syndicalisme, artiste ou gestionnaire, chercheurs ou praticien, chef ou subalterne, nous devons rester dans un rôle unique. Au niveau macroscocopique, ces mécanismes de catégorisations limitatives, de sectorisations castrantes, sont autant de solutions de facilité, issues de visions à court terme. Elles sont une des sources majeures du repli identitaire mondial actuel, qu’il n’y a même plus besoin de démontrer au vu des évolutions politiques récentes. Ils préfigurent sérieusement le retour des diverses pestes brunes (fascisme, terrorisme d’état…). Alors oui : biodiversifier son quotidien, sortir des silos, c’est renforcer avec son humanité.
Dans notre labo de la Smala, notre programme ”carrière de sens”, créé en 2008 déjà, permet de s’enrichir d’une vaste gamme de savoir être par les pratiques quotidienne de la menuiserie artistique, des langues vivantes, la cuisine végé, la compta de projets, l’écotourisme, la fabrication de produits de nettoyage naturels, l’écojardinage, les logiciels libres, l’autoconstruction… et par dessus tout, on apprend à se connaître soi-même à travers et parmi les autres.

Combien de temps passons-nous à multiplier et cultiver nos liens ?

Quel est le bon état d’esprit à avoir et développer en rentrant dans une communauté ?

Et la réponse est bien sur : rester ouvert, curieux et apprendre à connaître les gens et les démarches sur place en participant activement et pleinement aux activités qui s’y jouent… Participer est le seul vrai moyen de connaître !

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